Martin Winckler
Folio
"Pourquoi venez-vous me voir, ce soir ?
Parce que je ne sais plus quoi faire.
Parce que ça fait trop longtemps que ça dure.
Parce que ça ne peut plus durer.
Parce que je n'ai pas trop le choix, si ça ne dépendait que de moi, vous savez, les médecins, moi, moins j'en vois, mieux je me porte... "
Dans la salle d'attente du docteur Bruno Sachs, les patients souffrent en silence. Dans le cabinet du docteur Sachs, les plaintes se dévident les douleurs se répandent. Sur des feuilles et des cahiers, Bruno Sachs déverse le trop-plaint de ceux qu'il soigne. Mais qui soigne la maladie de Sachs ?
Deuxième roman que je lis de Martin Winckler, deuxième coup de coeur.
L'auteur y raconte la vie d'un médecin de campagne, mais sous la fiction se cache également un vrai plaidoyer pour une médecine plus humaine, où le médecin serait plus "soignant" que "docteur", où la souffrance n'est pas qu'un symptôme mais bien un état à soulager.
"Pendant dix ans d'études, j'ai appris à palper, manipuler, inciser, suturer, bander, plâtrer, ôter des corps étrangers à la pince, mettre le doigt ou enfiler des tuyaux dans tous les orifices possibles, piquer, perfuser, percuter, secouer, faire un "bon diagnostic", donner des ordres aux infirmières, rédiger une observation dans les règles de l'art et faire quelques prescriptions, mais pendant toutes ces années, jamais on ne m'a appris à soulager la douleur, ou à éviter qu'elle n'apparaisse. Jamais on ne m'a dit que je pouvais m'asseoir au chevet d'un mourant et lui tenir la main, et lui parler."
On y trouve des passages acides, terriblement lucides, sombres, qui disent sans fard la misère du monde ; à l'inverse, d'autres paragraphes sont plein d'espoir. Dans tous les cas, le travail stylistique est aussi intéressant que l'histoire. Le début est très froid, très descriptif, mais peu à peu des intermèdes littéraires très réussis viennent casser le rythme. D'ailleurs, contrairement au Choeur des femmes où j'avais moins apprécié la fin, j'ai accroché progressivement jusqu'à ne plus reposer le livre dans les derniers chapitres.
La construction est habile : la récurrence des patients et des visites crée un attachement et une envie de voir comment ils vont évoluer. Les points de vue pour une même consultation sont parfois multiples, et c'est passionnant de voir ce qui se répète et ce qui est dissonant, les motivations ou la façon de vivre la scène de chacun...
Comme pour Le choeur des femmes, c'est un livre qui fait écho, qui entre en résonance avec nos vécus, nos questions ; définitivement un très beau texte.
"Écrire, c'est mesurer la perte."